vendredi 24 avril 2015

Emprunts toxiques : l’IRA est-elle une base de calcul solide pour évaluer une aide de l’État ?

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Emprunts toxiques : l’IRA est-elle une base de calcul solide pour évaluer une aide de l’État ?
Le consultant en finances Emmanuel Fruchard explique, dans cette tribune, comment les banques calculent les coûts de sortie des emprunts toxiques, dépendants tant de critères de marché objectifs que d’éléments subjectifs. Le calcul de ces indemnités de remboursement anticipé (IRA) étant déterminant pour évaluer l’aide de l’Etat dans le cadre du fonds de soutien, Emmanuel Fruchard s'étonne de ce qu'il soit réalisé par la partie qui recevra le montant.

L’indemnité de remboursement anticipé des emprunts toxiques : thermomètre ou instrument de négociation ?
L’indemnité de remboursement anticipée (IRA) – également appelée valeur de marché (ou en anglais, Mark-to-Market), coût de sortie ou encore soulte – est apparue dans les comptes des collectivités à titre informatif (annexes A2 de la M14), comme indicateur de perte latente sur les emprunts toxiques. A ce stade il s’agissait de mettre plus de transparence dans les comptes des collectivités, qui n’anticipent pas les charges supportées au-delà de l’exercice comptable annuel, contrairement aux entreprises et aux banques. Pour cet usage l’IRA est appelée « coût de sortie ».
Beaucoup de villes, même grandes, n’ont pas respecté cette mesure mise en place par l’État en 2012 après que la Cour des comptes l’a recommandée dans son rapport de février 2009. Ainsi, dans le compte administratif 2013 ou dans le budget primitif cette information est très incomplète pour les villes ou communautés d’agglomération de Nice, Nîmes, Chartres , Montluçon, Rambouillet, Mantes-la-Jolie et Châtenay-Malabry, tandis qu’elle est bien présente à Antony, Plaisir, Saint-Etienne, Cannes et Antibes, ainsi que dans de nombreuses petites communes, comme par exemple Hirson (Aisne) . Elle est parfois présente pour des emprunts peu perdants et absente pour des emprunts toxiques. C’est à ce titre un marqueur de transparence.
Puis le gouvernement a mis en place un fonds de soutien dont le rôle va être de distribuer de l’argent aux collectivités qui en ont perdu dans la « gestion active », c’est-à-dire spéculative, de leur dette. L’aide de l’État est définie par un pourcentage de la perte, initialement fixé à 45 % au maximum et révisé par les parlementaires à 75 % au maximum. Mais comment sera évaluée la perte ?
Cet article décrit les grandes lignes de la méthode utilisée par les banques pour évaluer la valeur de marché des emprunts, en simplifiant les aspects mathématiques des modèles utilisés, mais en soulignant les variantes de calcul, notamment celles qui pourraient conduire l’État à payer un prix artificiellement élevé pour la sortie d’une position spéculative perdante contractée par une collectivité.
Pour bien penser l’IRA, il faut se placer du côté de la banque qui la calcule. Contrairement aux collectivités, les salles des marchés des banques calculent leurs résultats, non pas seulement sur la base des montants reçus et payés dans l’année en cours, mais aussi en anticipant les gains et pertes futurs. Les gains et pertes futurs sont évalués par la valeur de marché des opérations. Par exemple, si une opération vaut en début d’année 1 million d’euros (M€), a des flux financiers de +100 000 euros dans l’année et vaut en fin d’année 0,7 M€, la banque va comptabiliser :
100 000 € + (0,7 M€ – 1 M€) = 100 000 – 300 000 = -200 000 €
Bien que les flux de l’année aient été positifs, la banque comptabilise une perte.
Cette méthode constitue une différence fondamentale entre les collectivités et les banques. Dans la même situation une collectivité ne comptabilise que les flux reçus et payés dans l’année, soit un gain de 100 000 euros.

Comment sont évalués les gains ou pertes futurs ?
La valeur de marché d’une transaction financière se calcule en évaluant les flux financiers futurs et en les actualisant. Lorsque les flux sont tous fixes, par exemple dans un emprunt à taux fixe, il suffit de les calculer en appliquant les règles contractuelles, puis d’en évaluer la valeur actuelle. Par exemple si les taux d’intérêts sont à 1 %, la valeur actuelle d’un flux de 1 euro dans un an est 1 / (1+1 %) = 0,9901 €. En effet si on place ce montant à 1% on obtient un an plus tard avec les intérêts : 0,9901 + 0,9901 x 1 % = 1,0000.
Au même taux de 1%, un montant reçu dans deux ans vaut aujourd’hui environ 0,98 €. Un montant reçu dans 10 ans vaut 0,905 € et dans 30 ans 0,74 €. Cette phase du calcul est faite de manière très précise et quasi-identique par toutes les banques.
Ce calcul doit cependant être complété par les provisions. En effet, lorsqu’une banque accorde un prêt, elle va devoir anticiper des frais de gestion pendant toute la durée du prêt ainsi qu’un risque d’impayé, voire de défaut. En cas d’impayé, elle va avoir des frais d’avocat. Ces frais, qu’ils soient certains ou incertains, doivent être provisionnés. Au fur et à mesure que le prêt est remboursé sans incident, la banque reprend des provisions. Une partie des reprises de provision est dépensée en frais de gestion, l’autre est intégrée aux bénéfices.
En conséquence, lorsque la banque conclut un prêt, elle facture une marge en plus du taux de marché « sans risque ». Cette marge rémunère les frais provisionnés, plus les frais de commercialisation et les profits de la banque.

Pourquoi un emprunt au taux fixe de 2 % est-il perdant ?
Il peut être surprenant pour une collectivité qui vient de conclure un emprunt à taux fixe, à 2 % environ, de lui voir afficher une valeur de marché négative par la banque, c’est-à-dire que la collectivité serait perdante. Cette observation découle de la méthode d’actualisation, qui utilise des taux d’intérêt sans marge additionnelle.
Par exemple si une collectivité emprunte 10 M€ sur 30 ans, à peine l’emprunt conclu il a une valeur de marché négative pour la collectivité de 1,5 M€ environ. Cette somme a pour l’essentiel été provisionnée par la banque pour couvrir les frais et risques futurs.
Que se passerait-il si la collectivité remboursait ces 1,5 M€ à peine le contrat signé ? La banque reprendrait l’intégralité de la provision et la passerait en bénéfice.
Donc une annulation de prêt au juste prix consiste pour la collectivité à rembourser non pas la valeur du prêt actualisée au taux sans risque, mais la valeur après déduction des provisions pour frais et risques futurs. En d’autres termes, au lieu d’actualiser les flux futurs au taux sans risque, ils devraient l’être au taux qui inclut la marge pour frais et risques. En effet un emprunt à 2 % actualisé avec un taux de 2 % a une valeur actuelle égale au capital restant dû, donc une indemnité de remboursement anticipé égale à 0.

Comment sont évalués les intérêts des emprunts toxiques ?
La remarque précédente sur l’actualisation au taux sans risque ou au taux avec marge reste valable pour des formules de taux plus élaborées, c’est même, en montant, la principale réserve que l’on peut formuler sur les calculs d’IRA par les banques.
Cependant, en plus de cette modalité commune à tous les emprunts, la méthode de calcul de l’IRA est plus compliquée pour les emprunts dont les flux futurs sont variables, surtout si les formules s’écartent de ce qu’on appelle un taux variable simple, comme Euribor 6M + marge. Lorsque les formules impliquent des barrières ou des fonctions minimum / maximum, un modèle de projection des scénarios futurs est nécessaire. Ce modèle s’inscrit là aussi dans un cadre mathématique rigoureux mais plus complexe.
En effet, avant d’actualiser un flux financier futur, il faut évaluer les scénarios d’évolution des variables qui servent à calculer ce montant. Par exemple le conseil général du Rhône paye des intérêts avec la formule suivante :
3,60 % + si EUR/CHF < 1,45 alors 50 % x (1,45 / EUR/CHF – 1) + 1 %
Le risque dépend du cours moyen…
Dans cette formule le cours de change EUR/CHF intervient avec une barrière à 1,45. Dans une salle des marchés, projeter un cours de change est un calcul relativement simple et pour lequel il y a un fort consensus. Un peu comme l’actualisation vue ci-dessus, toutes les banques cotent à tout moment le même cours à terme dans 1 an, 2 ans ou 20 ans. La marge commerciale est faible et la concurrence importante entre banques. Ces opérations à terme sont utilisées par des entreprises, par exemple lorsqu’elles exportent un bien payé en devise étrangère plusieurs années après en avoir fixé contractuellement le prix.
Le cours à terme représente la moyenne des scénarios futurs. Depuis des années, le cours à terme de l’euro contre franc suisse reflète une appréciation du franc suisse, égale à la différence des taux d’intérêt en euro et en franc suisse. Si le différentiel de taux est de 0,5 %, les marchés financiers anticipent une hausse de 0,5 % du franc suisse au bout d’un an, de 1 % au bout de 2 ans, etc.
Personne ne sait si le cours de change dans un an aura bougé à la hausse ou à la baisse, mais le consensus est que la moyenne des scénarios possibles va dans le sens d’une lente mais inexorable appréciation du franc suisse. Au contraire des projections des économistes, ce calcul n’est pas une prévision subjective, mais le résultat d’un calcul précis. Comme un thermomètre il varie tous les jours, mais il indique à chaque fois une réalité tangible.
…mais aussi de la volatilité
La barrière fait cependant appel à une notion beaucoup plus délicate que la moyenne des scénarios futurs : elle ne considère que ceux qui sont en-dessous de 1,45. Donc la dispersion des scénarios autour de la moyenne entre en jeu de manière décisive dans l’évaluation des intérêts futurs. Cette dispersion est appelée volatilité et elle s’exprime comme un pourcentage du cours de change.
Par exemple si la volatilité du cours de change EUR/CHF est égale à 10 % (niveau estimé fin février 2015), cela signifie que l’écart attendu par rapport à la moyenne est égal à 10 % du cours de change actuel. Avec un cours de change à 1,06 fin février 2015, l’aléa au bout d’un an était estimé à 1,06 x 10 % = 0,106. Donc, avec une baisse attendue de 0,005, le cours de change devrait probablement se situer après un an dans l’intervalle [0,95 - 1,16]. Au bout de 4 ans, fin février 2019, l’intervalle est centré sur 1,06 – 0,02 = 1,04 et l’aléa est double, soit 0,21. Le cours de change se situera donc probablement dans l’intervalle [0,83 - 1,25].
Cette notion de volatilité est bien connue sur le marché des changes sur les horizons courts, principalement jusqu’à un ou deux ans. Au-delà les opérations sont moins fréquentes et donc chaque banque estime de manière subjective le niveau de volatilité. Pour des opérations très longues, comme les emprunts toxiques qui vont jusqu’à 30 ans, il n’existe que très peu d’indications de marché et les différences d’appréciation peuvent être larges. La transparence de ces prix de marché, contrairement aux taux d’intérêt, est très limitée. Dès lors, la détermination de la volatilité longue dépend autant de considérations commerciales que de critères objectifs.

Et la volatilité ne suffit pas
Une limitation supplémentaire avec la notion de volatilité, c’est qu’elle ne décrit que très imparfaitement la répartition des scénarios qui s’écartent du cours moyen. En effet les scénarios extrêmes, aussi bien favorables que défavorables à la collectivité, peuvent atteindre des valeurs bien plus éloignées du cours moyen que ‘prévu’ par le calcul précédent. Ce phénomène est connu de longue date dans les salles de marché, où l’on parle de « smile » pour donner à la volatilité une définition plus complexe qui renforce la probabilité des scénarios de forte variation.
Cette notion, importante pour les emprunts toxiques puisqu’ils sont très sensibles aux scénarios de forte baisse des cours de change EUR/CHF, USD/CHF et USD/JPY, est encore moins bien définie que la volatilité sur les horizons longs. Là encore, même si un corpus théorique existe, chaque banque en définit individuellement les modalités. Il n’y a ni consensus ni transparence sur ces données.

L’exemple de l’emprunt du département du Rhône
Dans l’exemple de l’emprunt signé par le conseil général du Rhône avec une barrière de 1,45 sur l’EUR/CHF, le coût de sortie était indiqué dans le compte administratif 2013 à 119,4 M€. Pour la même date (31 décembre 2013), le site www.emprunttoxique.info change indiquait un coût de sortie estimé à 90 M€, pour un capital restant dû de 88,5 M€. Cette différence provient surtout de la méthode d’actualisation, qui tient compte de la marge sur le site internet. C’est pourquoi ce site indique des estimations qui sont le plus souvent inférieures à celles communiquées par les banques.
Fin février 2015, avec un cours de change beaucoup plus défavorable, le coût de sortie estimé était de 180 M€ sur le site. Ce montant varie de la manière suivante si on modifie les paramètres :
- baisse de 0,01 du cours de change : hausse du coût de 4,7 M€ ;
- hausse de 0,01 du cours de change : baisse du coût de 4,6 M€ ;
- baisse de 0,10 du cours de change : hausse du coût de 52 M€ ;
- hausse de la volatilité de 1% : hausse du coût de 5,9 M€ ;
- hausse des taux d’intérêt euro de 0,1% : hausse du coût de 1,5 M€ ;
- baisse des taux d’intérêt suisses de 0,1% : hausse du coût de 3,3 M€.
Toutes ces variations sont valables avec les paramètres actuels. Il va de soi que si le cours de change ou la volatilité varient fortement, les sensibilités ci-dessus évoluent également.
Avec une actualisation sans marge de crédit le coût ressort à 220 M€, c’est probablement au voisinage de ce montant (plutôt que vers 180 M€) que se trouve l’IRA calculée par la banque à cette date. On voit sur cet exemple que l’incertitude sur l’IRA provient principalement du niveau de taux d’actualisation (40 M€ de différence), plutôt que de la volatilité (+/- 6 M€ environ).

L’IRA est-elle une base de calcul solide pour évaluer une aide de l’État ?
On l’a vu à travers cet article, l’indemnité de remboursement anticipée mêle d’une part des conditions de marché objectives et d’autre part des éléments subjectifs ou des stratégies commerciales propres à chaque banque. Dans une relation à trois dans laquelle l’Etat payerait le plus gros de la perte d’une collectivité à une banque, on ne peut qu’être surpris que la base de calcul soit décidée unilatéralement par la partie qui va recevoir le montant.
On peut également imaginer une situation dans laquelle l’IRA est artificiellement gonflée de façon à ce que la collectivité perde finalement moins de 75 % de l’IRA, et donc, dans l’hypothèse où ce taux maximal s’appliquerait, reçoive plus de l’État qu’elle ne paye à la banque.
Il faut espérer que la vérification de l’IRA, mentionnée dans le document de doctrine du 2 avril 2015 – « la valeur de l’IRA au 28 février 2015, valeur dont la pertinence est contrôlée par le SCN » – ne sera pas un vain mot. Un calcul indépendant systématique sur la base d’une actualisation avec des taux margés et des volatilités bien définies est justifié.

On peut regretter aussi que la date choisie se situe sur un point haut de volatilité : le contribuable national va payer au prix fort les conséquences de l’hubris d’une minorité d’élus locaux.

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